VOIR À TRAVERS
«En photographie, l’effet de seuil est ce moment précis où, par l’effet de la lumière, se forme l’image latente sur une surface sensible»
Silvana Reggiardo a présenté au centre photographique d’île de France, sous le titre Effet de seuil[1], un ensemble de 11 premières «pièces» d’une série qu’elle continue – dont elle «approfondit» sans doute le trouble, la «magie» et la vérité (disons le carrément). Ce titre annonce déjà que si elle ne sait pas tout de ce qu’elle peut voir et donner à voir, elle connaît ses outils : «moment», «lumière», «image latente», «surface sensible», et c’est eux notamment qu’elle déplace. En cela elle est «résolument moderne» et compose avec.
Seuil
Initialement, il y a une situation de prise de vue qui ne conditionne pas, en soi, la suite que lui donne Silvana, mais «en partie» pour peu qu’on y réfléchisse comme elle. Des extérieurs aux intérieurs, elle photographie de derrière leurs vitres (baies vitrées) des halls d’entrée, leurs végétations plus ou moins artificielles, des galets, mais surtout la lumière sur eux, ou simplement ombres et lumières[2]. Ce qui l’agit, ce sont surtout les vitres qui l’en séparent, qui troublent perception et prise de vue; reflets, poussières, rayures, qu’elle rend sensibles. Vitres qui sont d’abord une surface, un obstacle physique, mais qui provoquent une situation visuelle particulière. Plan opératoire donc, dont les «effets» remettent en jeu (au moins) la situation photographique. Silvana Reggiardo photographie des vitres, donc, mais que nous présente-t-elle comme Effets de seuil ?
Reflets
Ce ne sont pas des images (photographies) qui captent l’attention du visiteur dans l’exposition du CPIF mais déjà un effet lointain de «miroitements»[3]. Approchant, il est immédiatement empêché de voir tout à fait, parmi la multiplication déjà évoquée des «obstacles visuels», par son propre reflet. Et ce parasitage est sciemment mis en œuvre par Silvana Reggiardo.
Devant telle «photographie», c’est contre/avec l’obstruction que fait son propre reflet, dans ce système d’encadrement fait exactement pour cela, que cela se réfléchisse, qu’il doit chercher à voir. La gêne est manifeste, physique. Il est empêtré dans les reflets[4]. Il y a bien une «image», qui «remonte» entre la vitre photographiée et la vitre de l’encadrement où nous nous réfléchissons, mais «cela» s’avance plutôt ainsi : vitre-photographiée–image–vitre-encadrement, et non pas image–vitre-photographiée–vitre-encadrement, comme factuellement. La «photographie» se trouve à l’interface de la vitre et de notre reflet dans cette vitre, entre les deux, plutôt que derrière. Rien n’est même à voir de particulier comme «image» – la banalité finalement des «choses» photographiées en attesterait[5] –, mais l’observateur y est pris, comme ensemble photographe et photographie par l’une ou l’autre de ces vitres photographiées.
Encadrement
C’est cela que Silvana Reggiardo re-joue par ce qu’elle réalise essentiellement comme «encadrement» et qui, de cette série, constitue peut-être l’essentiel de la «mise en œuvre». À ce point, les «photographies» elles-mêmes ne sont que les «prétextes», imprimées très finement – on dirait par endroit du crayon de couleur – sur support acrylique, elles sont contrecollées sous un verre «normal». Là où il est habituel d’utiliser un verre non-réfléchissant pour qu’il n’interfère pas avec l’image, le verre est ici choisi pour sa faculté de plus ou moins réfléchir, sa similitude avec une vitre. L’ensemble est pris dans un cadre de bois noir de 2,5 cm en façade, et 4 cm en profondeur –, qui détache nettement du mur la surface vitrée des œuvres, tout en produisant un léger effet de boîte[6].
Cet encadrement redouble en quelque sorte la situation-vitre initiale. Ce qui ne veut pas dire qu’il la recopie, mais proposons qu’il la produit comme «modèle optique».
C’est ainsi le «voyeurisme» initial du photographe qui est réactivé parchaque œuvre, dans sa tentative de voir, la question qu’est de voir et de ce qu’il peut voir. Tout se joue autour d’une vitre que, finalement, on ne voit guère, à la fois «neutre» et multiplicatrice d’effets. Ce qui se prend dans la vitre, c’est une insistance à «voir à travers», mais moins ce qu’il y a derrière, moins «et dedans et dehors», que ce «ni dedans ni dehors» de la subjectivité, que sa «neutralité» active. Je suis entre deux espaces, projeté(e) momentanément, et partiellement toujours, dans l’image qui néanmoins m’«absorbe». Que cherché-je à voir, à «saisir» de ce que je vois? Où suis-je quand je vois, crois voir, ce que je vois, et quel en est l’effet sur moi ? L’effet de seuil tel que le produit Silvana Reggiardo est ainsi celui d’une traversée optique suspendue, la question d’une transformation.
Tableaux
Ainsi, notamment aussi parce que leur autonomie est ainsi totalement délimitée, ma lecture est qu’avec cet ensemble, ce sont des tableaux que Silvana Reggiardo institue. Par ses différents choix de mise en forme, elle donne à ses photographies de vitres, à ses «réfléchissements», comme je tente de le souligner, «la fonction qui est celle du tableau et qui se traduit par le fait pour le sujet d’avoir à s’y repérer, à s’y inscrire comme tel.»[7]
Des tableaux, et j’aimerais aller jusqu’à dire même des peintures. La multiplication des couches par les effets d’aplatissement, poussières-surface, lumière-reflet, lumière-objet, n’en atteste pas seulement par analogie. Il y a aussi une avancée de ces œuvres qui oblige par exemple à y considérer singulièrement la couleur, son collage aux vitres, ses affects à la lumière, son «serrage» entre le cadre noir et le «neutre» (blanc) actif de la vitre[8].
Objet
Quel effet, donc ? Que sommes nous susceptibles de voir quand tout dispositif visuel (tout?), nous ramène à nous même, nous réfléchis, enfoncés en lui ? Silvana reggiardo débarrasse l’image de ses objets (sans qu’ils manquent) ? Un saisissement (que seule une vitre rend possible?), quand l’objet saisi (qui ne peut l’être) quand est marqué que l’objet ne peut être saisi, que donc, la fascination est évitée. Elle vous est évitée. Et cependant l’objet est là, dans les effets de miroitement, à condition de se déplacer un peu, avancer, reculer, s’écarter, et lui sort du tableau, s’ombre, apparait, se réfléchit, disparait, insaisissable finalement, sinon à répéter cette situation : je bouge, je suis la scène, il se réfléchit.
Anne Parian, Paris, novembre 2016
[1] Je voudrais que nous soyons sensibles ici à ce paradoxe : je parle de quelque chose que ni vous ni moi ne voyons au moment où j’en parle. Point de vue, analyse, proposition, ce texte en est en tout cas, aussi l’un des résultats. Réfléchissant (sic) hors présence des œuvres, je m’en abstrait, elles s’abstraient, mais peut-être tout autant se vérifient-elles dans mon souvenir, y vérifient-elles leur effet (vs leur présence).
[2] En 2002, elle proposait sous le titre «Lieux communs : intérieurs», un ensemble de vingt-deux photographies d’entrées des immeubles d’habitation des quartiers aisés de Buenos Aires, seuils déjà. Vitrines, galets, végétations, (voire rien) de la série présente peuvent apparaître comme une «suite», dont il faudrait comprendre également ce qu’elle «hérite» des «Lieux communs» et rétrospectivement ce qu’elle leur prête.
[3] Que je distinguerais d’un effet-miroir qui, selon moi, est ici «en plus», etn’amènerait seul qu’à quelque généralité.
[4] Et ce n’est peut-être qu’une manière de rendre sensible, un réfléchissement de soi qui agit systématiquement pour tout «voyeur», avec cette idée de ce que cela occulte du visible, et dans le «voir».
[5] Mais de cette «banalité» remonte dans certaines œuvres un «exotisme fou» qui est selon nous, plus ou moins consciemment, l’une des «couches» particulières de ces «tableaux», à mettre au compte «baroque» de leurs «effets».
[6] Outre le clin d’œil (sic) : «c’est dans la boîte», le noir de ce cadre a un véritable effet lui aussi, que je n’ai pas identifié tout de suite, mais très actif comme support de la lumière (effet sur la couleur), déjà mise en œuvre (dessinée) dans les vitres.
[7] Hasard de l’édition qui m’a mis entre les mains le récent livre d’Hubert Damisch; La Ruse du tableau. La peinture ou ce qu’il en reste, Seuil, Librairie du XXe siècle, p.226, et permis de comprendre un peu mieux de quoi je parlais.
[8] On pourrait, dans un deuxième texte, refaire le cheminement de lecture de ces œuvres en partant de l’hypothèse de peinture.